La Suisse romande, terre du livre? Le slogan n’est pas usurpé: de Joseph Zyziadis à Darius Rochebin, d’Uli Windisch à Peter Bodenmann, ils ont tous un jour ou l’autre commis un livre ou une galette. Depuis vingt ans, la revue satirique La Distinction recense les œuvres qui ont marqué la Suisse romande, du dernier roman avec pasteur aux essais universitaires abscons d’ici et d’ailleurs. Découvrez aujourd’hui cette sélection aux saveurs d’anthologie. Le compte rendu est un art mineur, mais comme le diable se cache dans les détails, il vaut la peine de l’y découvrir.
Nous sommes tous en quête de la bibliothèque idéale. Elle fait figure d’ornement indispensable des intérieurs de l’honnête homme et de la femme célibataire, oscillant selon les caractères du capharnaüm organisé aux alignements hiérarchisés. Afin de faciliter sa constitution, la mode flatte aujourd’hui l’esprit d’inventaire, créant les Indispensables de la culture: les 1000 livres qu’il faut avoir lus, les 1000 films qu’il faut avoir vus et les 1000 tableaux que l’on doit connaître. A cette aune, nous ne vous proposons qu’une anthologie de poche, mais de bon aloi: les 50 œuvres qui ont marqué les esprits et comptent encore en Suisse romande. Depuis vingt ans en effet, la revue satirique La Distinction recense ces œuvres, du dernier roman avec pasteur aux essais universitaires abscons. La Suisse romande, terre du livre? Le slogan, vous le découvrirez, n’est pas usurpé: de Joseph Zyziadis à Darius Rochebin, d’Uli Windisch à Peter Bodenmann, ils ont tous un jour ou l’autre commis un livre ou une galette. Le spectre de cette sélection ne se contente pas de hiérarchie régionaliste. Les Alexandre Soljenitsyne, Michel Tournier, Dan Brown, Marguerite Duras et Pierre Bourdieu sont également convoqués à ce singulier tribunal. Le compte rendu est un art mineur, mais il fait encore les délices et les malheurs des acteurs du barnum culturel. On dissèque cet élément de la réception, on classifie ses auteurs, on se gausse in petto des hongres de la critique professionnelle, de la littérature avec ou sans estomac. Ces éléments ont transformé peu à peu le compte rendu en aimable paraphrase ou digestion laborieuse de communiqués de presse prémâchés. La Distinction réhabilite une forme de verve qui vous aidera à trier le bon grain de l’ivraie.
Tremblez, mémères à leur chien-chien de tous poils! Craignez le pire, grands amateurs d’estomacs inutiles!
Voilà que lassés des ébats télévisés de B.B., écœurés des pitreries animalières de Franz Weber, une association européenne s’est constituée, la Ligue Européenne Anti-Bêtes, avec pour but premier "la libération des zones urbaines de tout animal ne présentant pas une utilité démontrée, c’est-à-dire ne pouvant pas être consommé par l’homme".
La LEAB développe ses thèses dans un pamphlet récemment paru qui n’a pas fini de faire hennir les âmes sensibles. La liste est désormais établie des multiples dégâts causés par les bêtes depuis la nuit des temps: du requin mangeur d’hommes à la sournoise mygale, du pou dégoûtant à la sangsue gluante, du renard enragé au moustique harceleur. Le cheval de Troie lui-même n’est pas épargné: il n’y aurait pas de hasard à ce que des soldats (forme la plus bestiale de l’homme) aient choisi un piège de forme animale afin de s’en aller décimer leurs semblables!
La deuxième partie du livre concerne plus particulièrement le territoire urbain, fief absolu de l’humain où l’animal ne peut vivre au mieux que comme gêneur. Je ne retiens que quelques-uns des exemples proposés, qui apparaissent les plus pertinents. Le chien d’abord est tout spécialement mis à mal. Passant son temps à aboyer bruyamment le dimanche matin, à tenter de mordre les mollets des cyclistes, à déféquer aussi souvent que la nature le lui permet, à uriner chaotiquement de-ci et de-là pour – croit-il – délimiter un prétendu territoire, il est certain que sa présence en ville est impossible à ignorer.
Les pigeons ensuite sont pris à parti. "Chancres aériens", ils répandent leur précieux guano sur les têtes et les édifices, ils collent les mèches et rongent la pierre. Ils perdent leur vilain plumage (trois mues par an) et répandent par là des maladies insidieuses.
Les chats pour finir: ils massacrent les arrangements floraux des cités, miaulent de manière insupportable à la saison de leurs prétendues "amours", détruisent meubles et tapis. Ils pourraient aussi parfois s’en prendre aux nouveau-nés (Le Matin, 7 octobre 1988)!
La LEAB présente un plan d’action: en premier, stériliser tous les animaux urbains, par la nourriture (pigeons) ou par la chirurgie (chiens, chats, hamsters). Dans un second temps, la ligue voudrait accélérer le mouvement en promouvant la consommation généralisée de ce qui peut l’être sans risque: le cheval, le chien et les canaris sont des cochons comme les autres (un livre de cuisine cet automne chez le même éditeur).
La démarche de la LEAB pourrait sembler excessive au premier examen, mais c’est dans la conclusion qu’il faut trouver sa dimension éthique. Partisans d’une "misanthropie douce", ses militants déclarent que l’homme est un animal solitaire, ce qui le distingue de la bête, dont il faut encore sans cesse l’arracher. Cette trop exigeante solitude peut parfois nous amener à des rapprochements excessifs, qui sont tolérables lorsqu’il s’agit de relations entre humains, mais qui sont à condamner fermement lorsqu’ils concernent des animaux. Des expériences de psychiatres américains auraient par ailleurs démontré le rôle du cerveau reptilien de l’homme dans l’affection portée aux bêtes. L’attirance pour les animaux serait un vieux reste de notre condition animale qui irait de pair avec les pires dévoiements de l’humanité. On se souvient trop peu de l’amour que Hitler portait aux bêtes!
Aucune signature personnelle n’a pu être apposée à ce livre, l’éditeur ayant déjà été menacé de représailles par les plus extrémistes animaliers. Une justification supplémentaire à ce pamphlet qui remet avec justesse la viande au milieu de la boucherie!
C. P.
(15.06.1990)
(1) Dr M. Spörly, Les pigeons et la grande peste, Fayard, 1989, 652 p., Frs 46.20
Nos ennemies les bêtes, Favre, 1990, 145 p.
Les politiciens valaisans ont le vent en poupe, c’est indéniable. Comment expliquer ce qui apparaît de plus en plus comme un véritable phénomène de société? Peut-être par une autre approche de la communication politique, faite de convivialité et de proximité, qui ne dédaigne pas les technologies modernes. Ainsi, simultanément, deux ténors des partis minoritaires viennent de sortir leur premier CD.
Sur une musique des fameux Eric Qube et Scoof, Pascal Couchepin égrène sa profession de foi sous un titre énigmatique: Ce qui me rapproche de la gauche. Si le chœur des demoiselles du Collège Sainte-Jeanne-Antide, célèbre pour son festival de jazz, qui répète inlassablement en arrière-fond "Il fait de la politique, c’est un type fantastique…" s’avère un peu lassant à la longue, les credo du nouveau Conseiller fédéral valent qu’on s’y attarde. Ces "petites phrases", disséminées distraitement par le plus connu des Martignyois de Berne, forment, lorsqu’on les met bout à bout, une philosophie politique solidement charpentée qui va plus loin que le pragmatisme à courte vue des décisionneurs archaïques de ce pays. Qu’on en juge plutôt: "Il faut avoir une économie en bonne santé, c’est pour moi un sujet de méditation.", "Il faudra avoir le courage de prendre des mesures impopulaires.", "A la fin qu’est-ce qu’on veut?", "On peut pas refaire le monde à partir de rien."
La finesse d’analyse que révèle une affirmation comme "L’économie au fond, c’est la bonne santé du corps.", bien connue des mangeurs de salade et des adeptes de la cure automnale de raisin, se manifestera certainement dans les décisions stratégiques qui porteront bientôt la patte du nouveau chef de l’économie publique.
Peter Bodenmann a, quant à lui, choisi une démarche plus personnelle et ethnographique. A la recherche de ses origines familiales dans les hautes vallées du Haut-Valais et de segments négligés de l’électorat, il a fini par découvrir quelques familles de bouviers confinés dans leurs alpages, et dont il a recueilli les chants traditionnels. Les plus anciens parlent encore une variante étrange du dialecte régional. Ce patois germanique, localisé autour d’Obertschuggen (2400 m), ne fut jamais écrit, sa transcription pose des problèmes délicats que la pochette résout de façon peu convaincante: "Ound wen di rebe zinkt, zingen ale xasidim; poï, poï, und wen di rebe ist, esen ale xasidim, poï, poï, bom bobobom, oï, oïm."
Accompagné à l’accordéon et au violon par des natifs, l’ancien président du PSS interprète lui-même la plupart de ces morceaux. Si ses qualités vocales confirment la justesse de ses choix professionnels, il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’un document culturel et linguistique exceptionnel. "Le travail de la mémoire qui s’opère ici métabolise à la fois les derniers feux d’une culture paysanne moribonde et les dispositifs sociaux qui folklorisent la métaphore montagnarde tout en dévoilant le refoulement du devenir d’un passé restant l’enjeu de l’invention d’un présent qui interpelle la modernité en mutation", comme l’affirme clairement l’anthropographe Bernard Crettaz dans sa présentation du disque.
J.-F. B.
(5.09.1998)
Eric Qube et Scoof
Couchepin
CD Single, 4’30 et 3’22, prix non-indiqué
Diffusion: Valfredini,
Rue du Simplon 23, 1907 Saxon
Peter Bodenmann
Traditionellen Singen
von Oberwallis von Oben
12 chants (entre 1’60 et 3’00),
précédés d’une introduction historique
de P. Bodenmann (58’00), Frs 26.60
Diffusion: Harmonia Mundi
"Chaque fois que je visionne le DVD de Recrosio, je le vois pour la toute première fois, alors que tous les sketches de Lambiel, même ceux qui n’ont pas encore été écrits, sont déjà connus par chacun d’entre nous." C’est par ces mots forts que Raphaël Brunner, de l’ECAV, ouvrait en mars dernier le colloque de la Société Académique tenu à la Médiathèque du Valais. Embarras du jeune sociologue Frédéric Recrosio, puisqu’il était lui-même le maître d’œuvre de cette rencontre dont les actes ont enfin paru aux éditions Faim de Siècle. Il est à noter que ce colloque était financé par le pour-cent culturel du projet "Sion 2006 quand même".
La force des contributions ne manquera pas d’intéresser tous ceux que la technique de Yann Lambiel interroge. "L’art n’est jamais imitation donc l’imitation n’est pas un art. Par sa virtuosité, l’imitation ne peut se mettre en scène qu’en tant que telle. Le drame de l’imitation c’est de ne point entrer dans le drame. Elle ne se rentabilise que dans l’industrie médiatique qui renforce les masses dans leur certitude. Le plaisir de reconnaître en même temps Claude François chantant Sentiers Valaisans et Sentiers Valaisans chanté par Claude François, c’est rejoindre en même temps l’enfance de maman et celle de grand-maman. Yann Lambiel c’est le Gianadda du witz", relevait Claude Roch, chef du DECS au moment de conclure.
On peut donc aujourd’hui retrouver l’intégralité des contributions:
– L’imitation de la misère, préface de Jean-Pierre Tabin, de l’EESP.
– Tout ce que fera Lambiel m’est déjà familier, par Raphaël Brunner, de l’ECAV.
– Lambiel ou le toujours déjà-vu, par Jean-Pierre Keller, de l’UNIL.
– L’auto-absorption narcissique comme effondrement dramaturgique, par Gilles Lipovetsky, de Grenoble-1968 quand même.
– La lyophilisation de la Soupe dans l’Unbewusstseins-Industrie, par Alfred Willener, de l’UNIL.
– Toast porté au repas de midi, par Manuela Maury, bibliothécaire.
– De Lambiel à Couchepin structuration d’un réseau cohérent entre radicalisme et patriotisme, par Emmanuel Lazega, de Lille-1.
– Manque la contribution de Bernard Wyder, d’USEGO.
– Les mérites du cousin Lambiel et la justice distributive, par Jean Kellerhalls, de l’UNIGE.
– Le prêt-à-rire du cliché comique, par Uli Windisch, de l’UDC.
– Hériter de ceux qui héritent, par Christian et Michèle Lalive d’Epinay-Tornay, de l’EMS (emerit master of sociology).
– Décoincer les malheureux, par Claude Roch, du DECS.
– Misère des limitations, postface de Gabriel Bender, de la HEVS.
P. P.
(1.07.2006)
Colloque Lambiel, Faim de Siècle, 2006, 26 p., Frs 17.–
Marilyn Monroe est devenue en trente ans une sorte de sainte laïque. On la vénère, on la prie, on la pare de vertus bénéfiques; martyre plus que vierge, elle symbolise un destin exemplaire pour les hommes et les femmes d’aujourd’hui.
Aux côtés de Coluche et Gainsbourg, elle trône désormais sur les autels privés d’une sorte de religion populaire que les intellectuels patentés méprisent souvent. A l’inverse, guidé par cette sorte d’instinct que lui a donné une vie de sartrologue, Michel Contat nous montre le sens profond d’une rencontre inopinée: celle de Jean-Paul Sartre et de Marilyn.
Les circonstances d’abord. Revenant de son voyage triomphal au Brésil (novembre 1960), le fondateur des Temps Modernes s’arrête quelques jours à Hollywood où il souhaitait retourner depuis cette tournée de mars 1945 que le Département d’Etat avait offerte à divers journalistes parisiens. On sait l’amour immodéré que Sartre portait au cinéma: déjà dans le Discours de remise des prix au lycée du Havre du 12 juillet 1931 – récemment publié et commenté par le même Contat aux éditions Les Introuvables – il conseillait aux bacheliers la contemplation régulière du septième art, fût-ce contre l’avis de leurs parents et du proviseur.
C’est à la pharmacie internationale de Sunset Boulevard, où il achetait sa corydrane quotidienne, que l’auteur de La Nausée rencontra l’actrice de Some like it hot, venue commander ses barbituriques. L’ayant reconnue, Sartre l’aborda pour lui narrer ses expériences personnelles avec la mescaline (à Sainte-Anne en 1935, à la suite de quoi il se crut durablement poursuivi par des langoustes). Marilyn, surprise d’abord par ce "disgusting dwarf" ("nabot repoussant", Sartre mesurait 1 m 57), reconnut enfin "the French philosopher", dont le portrait ornait toutes les gazettes de la côte ouest. Revenus à l’hôtel où résidait l’écrivain, ils entamèrent de longs échanges, qui durèrent plusieurs nuits. Le maître d’hôtel, qui avait fait le débarquement dans l’état-major d’Eisenhower et servait d’interprète, a conté à Contat ces conversations interminables et passionnantes. Généralement, Sartre expliquait d’abord divers aspects de la phénoménologie, puis parlait de Paris, de la Résistance et de lui-même. Puis, vers deux heures du matin, Marilyn prenait les choses en main. Chaque jour, Claude Lanzmann et Jacques-Laurent Bost appelaient de Paris pour que le "pape de l’existentialisme" rentre signer les pétitions contre la guerre d’Algérie. Sartre céda et quitta Marilyn au bout de quelques jours, pour ne plus jamais la revoir.
Ontologie d’un face-à-face
D’un événement si mince, l’auteur parvient à tirer des conclusions à proprement parler sidérantes: c’est un véritable choc tellurique de la pensée qui eut lieu alors. L’ancien et regretté professeur au gymnase du Belvédère (Lausanne, VD) montre d’abord que Sartre fut tout simplement fasciné par Marilyn: cette blonde aux yeux bleus lui rappelait intensément une de ses premières amies, Simone (pas celle que vous pensez, une autre), qui lui avait offert sa petite culotte pour servir d’abat-jour dans la turne que Nizan et lui partageaient à Normale Sup au milieu des années vingt. Mais cette intrusion dans l’être profond se doublait d’une autre: comme lui, la comédienne n’avait pas connu son père, "orpheline livrée au désir des hommes" et ses remarques sur cette condition devaient inspirer Les Mots, que Sartre publia justement quelques années plus tard.
Il faut véritablement parler d’une fascination de Sartre pour la réification vers l’en-soi féminin que représentait déjà Marilyn (la notion de "femme objet", peu sartrienne, n’apparaîtra que plus tard). Laissons parler Contat, au pic de sa démonstration: "elle éveillait l’amour par l’insatiable besoin qui se lisait dans ses yeux au bleu liquide, elle suscitait le désir des hommes, un désir de protection autant que d’immersion dans ce corps de vanille, elle éveillait l’affection de la plupart des femmes et leur désir aussi. (…) une sorte de christ femme, un corps de lumière, une chair irradiante comme le désir même, qui est imaginaire" Un tel déferlement de pratico-inerte ne pouvait amener qu’à une conclusion phénoménale: "la nudité est sa gloire. Mais personne ne peut s’identifier psychiquement à son propre corps: ce sont les autres qui vous en renvoient l’image." Ce fut son drame, le pour-soi se réduisait chez elle à une sorte de pâte d’en-soi.
Le Philosophe l’avait pressenti, et le Commentateur l’accouche: en Marilyn Monroe "il n’y a plus ni dedans ni dehors", comme Sartre le disait si justement à propos de la ville de Naples en 1936.
S.-M. B.
(4.09.1993)
Michel Contat
Les deux orphelins
Sartre et Marilyn
Fayard, 1993, 343 p., Frs 39.80