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L'or et le sable

L'or et le sable

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Qté

"Tenir journal quand on n’a point de loisir, pourquoi? On note à la hâte, et quand on peut, unincident mineur, une rencontre sans importance, la première idée venue saisie par cette plume instantanée dont la loi est d’engluer dans son fil sans reprise la proie présente… Et l’idée facile d’un moment, pour être fixée se dilate, vaticine, fait l’importante, alors que d’autres réflexions plus sérieuses mais plus ardues s’évanouissent dans l’oubli. Voilà le détail, le fait banal divulgué, quand l’essentiel est tu. Quelle vérité un lecteur de l’avenir va-t-il trouver dans ce désordre sans équité ni proportion? Eh bien, faute de loisir pour me déchiffrer intimement, et pour réfléchir avec un peu de suite et de pertinence sur l’homme et sur l’univers, ce désordre me rassure cependant parce qu’un peu d’or s’y mêle au sable."

Antoine Dousse, Juillet 1970

Extrait, 25 janvier 1946

Fribourg, le 25 janvier, minuit
Conférence de François Mauriac à l'Aula de l'Université. En fait, c'est une conférence de notre René Bady, admirable d'ailleurs, sur Mauriac et qui dure plus d'une heure. Mauriac, ainsi préfacé, ne parle que vingt ou trente minutes, pathétiquement, avec sa voix brisée, de ce que la France vient de vivre. Je ne le résume pas, car cela sera sans doute publié… Je veux, bien sûr, approcher Mauriac, mais comment faire? Je cours à l'Hôtel suisse, où une réception doit suivre la conférence. Comme je n'y suis pas convié (je ne fais pas partie de la société Sarinia, qui a monté Asmodée et invité Mauriac, ni d'ailleurs d'aucune autre confrérie académique, j'en ai horreur), j'essaie d'obtenir la couverture du professeur Serge Barraud que je vois attendre dans le hall, sec et immobile comme un héron, et plus chauve que jamais ; mais il m'écarte, effrayé, en grommelant qu'il n'est pas invité non plus… Je sors au moment où se range, au bord du trottoir, une grande voiture noire d'où descend Bady qui ouvre la portière à Mauriac. Il m'aperçoit, me saisit le bras, me pousse au-devant du grand homme: "Permettez que je vous présente Antoine Dousse, un de mes étudiants qui est un admirateur fervent de votre œuvre." Ensemble ils m'entraînent au premier étage où est servi un souper. Mauriac est charmant et drôle, il me félicite d'abord d'avoir la chance d'étudier à Fribourg et sous la conduite de Bady. "Vous avez une magnifique université. Chez nous, dans nos facultés, tout est vétuste et insuffisant, et la plupart des étudiants vivent très difficilement. C'est que, vous comprenez, la reconstruction a d'autres priorités, les villes détruites, les hôpitaux démunis, notre réseau ferroviaire disloqué… La situation est désastreuse sur tous les plans à la fois. Vous, en Suisse, vous êtes en sécurité. Dans une forteresse. Alors que nous Français nous luttons sur le champ de bataille. On tire encore de tous les côtés… Pan! pan! pan!" Et il fait mine de tirailler en éclatant de rire… Il nous parle du débat politique, de la haine jalouse des vieux ténors à l'égard de De Gaulle: "Il les gêne, car eux voudraient reprendre leurs intrigues et leur jeu d'antan comme si la guerre, l'occupation, la résistance, la victoire n'avaient été qu'une parenthèse, désormais refermée. Lui, c'est le Commandeur, dont la stature simplement les épouvante, ils feront tout pour l'abattre… Certes, il est très fort, il a rendu à la France la république et la dignité, mais il ne veut pas d'une république des rats, - ce n'est pas pour elle qu'il a entraîné au sacrifice et au combat tant de Français. Si répugnants que soient les rats, il ne faut pas sous-estimer leur pouvoir de nuire, - ils ont toujours véhiculé la peste." Je reconnais les métaphores animales, qui ont la concision du mépris. Tout attention, je scrute le visage décharné mais extraordinairement mobile et expressif, les yeux vifs, la bouche carnassière qui corrige par une nette articulation ce que la voix a de brisé. Et les longues mains maigres qui soulignent les phrases et soudain se joignent immobiles. Bady l'oriente sur son œuvre et l'interroge sur l'origine et la genèse de ses romans. Confidences intéressantes. "J'ai peint mon milieu, c'est-à-dire la bourgeoisie catholique, possédante et conservatrice que mon enfance et ma jeunesse observaient avec une attention d'autant plus aiguë qu'elle était silencieuse à Bordeaux et dans les Landes où nous passions nos vacances. Pays de grandes passions, mais passions muettes, étouffées par le conformisme et l'hypocrisie d'une société dont on ne peut concevoir aujourd'hui quels préjugés l'aveuglaient ni quelles haines elle couvait. J'ai vécu l'affaire Dreyfus du côté catholique ; par sa presse (La Croix avait alors une immense influence) et la parole même de sa hiérarchie, l'Eglise se déchaînait contre les Juifs. Oui, nous avons, chrétiens, une grande responsabilité dans ce qui est arrivé… J'étais encore trop jeune, cependant j'observais, parmi ces bourgeois bien nantis et bien pensants, les amours, les inimitiés, les envies et les drames qui consument les êtres en secret. Cela a nourri mes romans, certes, mais sans que je le voulusse vraiment. Mon climat est un peu celui des tragédies de Racine, oui. Des critiques ont découvert quelque parenté entre ma Thérèse et Phèdre, - c'est flatteur, et je me garde de les contredire!... (Rire) Mais enfin, j'aurais préféré faire tout autre chose, qui aurait eu la pureté et la grâce d'un Mozart…"

Extrait, 1960

Sans date
La conscience de ma vocation littéraire date, je pense, de ma quatorzième année, de la découverte quasi simultanée, grâce à notre professeur de troisième et de quatrième à Saint-Michel, l'Abbé Gachet, du Virgile bucolique et de la poésie de Francis Jammes. J'ai compris alors que je n'avais d'autre raison d'être et d'autre tâche sur terre que de reprendre et continuer leur chant. Il n'entrait dans cette certitude aucun orgueil, car je sentais trop combien j'étais démuni et quel travail héroïque et secret je devrais m'imposer, pendant longtemps peut-être, pour me former un langage. Bien sûr, les lectures que nous faisait notre maître, les livres qu'il nous prêtait généreusement, les textes superbes de Colette, de Chateaubriand, de Barrès, de Claudel que véritablement il nous offrait lors de la dictée hebdomadaire, et sa propre ferveur aussi, me fournissaient des modèles et soutenaient mon courage. J'ai conservé le petit carnet où, l'année suivante, après avoir traduit avec l'Abbé Morand, grand latiniste, une dizaine d'odes d'Horace dont la dernière, je méditais avec tremblement sur l'"exegi monumentum aere perennius" et le "non omnis moriar"... Cependant c'était là, autant qu'un point de départ, un aboutissement. Virgile donnait un sens nouveau à l'éblouissement de mes enfances campagnardes et à l'ivresse solaire de mes étés, et les autres aussi dans leur diversité me montraient que tout ce qui se vit de plus intense peut trouver sa forme et son repos dans la langue des dieux. L'extrême maladresse de mes tentatives à la fois me désespéraient et mobilisaient mon courage. Je recommençais. J'ai dévoré tous les livres. J'ai brûlé plusieurs cahiers de poèmes et de commentaires, enthousiastes mais vraiment trop naïfs, de mes lectures.

* * *

... Et je me souviens qu'enfant, dès l'âge de cinq ans, longtemps avant de découvrir l'usage pur et somptueux qu'on peut faire du langage, je dessinais durant des heures, couché sur le carreau, tout entouré de mes crayons et de mes feuilles, des scènes de la vie rurale telles que je les observais autour de moi et particulièrement à la ferme et sur le domaine de mon oncle Nestor: on chargeait un char de foin, on moissonnait, ou bien l'on poussait les vaches à l'abreuvoir, et cela toujours sous un immense soleil qui dévorait la moitié de mes ciels. Moi habituellement turbulent, je m'appliquais en silence, pénétré du sentiment d'accomplir une fonction mystérieuse qui me séparait, qui me mettait à part des autres. Il me semblait que par le dessin je possédais un pouvoir magique, que ces autres ignoraient, et qui plaçait sous ma dépendance et possession tout ce que je figurais sur le papier. Cela me dispensait des soumissions auxquelles étaient astreints les autres ; je me sentais secrètement investi de responsabilités plus hautes et plus exigeantes. On rira de mes prétentions enfantines, que Maman seule sans doute devinait et comprenait parce qu'elle avait cru me perdre. Je dirai pourtant qu'il n'y avait alors en moi aucune infatuation, plutôt la gravité et la ferveur d'un servant de messe, d'un lévite enfant admis au seuil du temple.

* * *

Le grand chêne noir, décharné, est pris comme un fossile dans le bloc cristallin de l'air matinal.

Extrait, 1964

Ciel bleu, d'une douceur unie. Le soleil peint chaleureusement les prés ras où l'herbe repousse. Je vois Praroman dans les arbres, le clocher presque masqué par l'énorme tilleul multicentenaire, les toits et les pans de murs que jaunit la lumière horizontale du soir. Sur l'ocre qui blanchit des champs fauchés la double touffe très sombre de jeunes chênes ; d'autres champs alignent des pyramides de gerbes qui font de longues ombres ; d'autres, non coupés encore, frémissent sous le tiède vent léger. Le front de la forêt est comme une falaise obscure et fraîche. Je voudrais être le Corot ou le Pissarro des lettres, et le poète de cette calme clarté d'un soir d'août

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